De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont,
qu'on le veuille ou non, notre scène primitive. Et les événements de New York auront, en même temps qu'ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le
rapport de l'image à la réalité. Alors qu'on avait affaire à une profusion ininterrompue d'images banales et à un flot ininterrompu d'événements bidon, l'acte
terroriste de New York ressuscite à la fois l'image et l'événement.
Entre autres armes du système qu'ils ont retournées contre lui, les terroristes ont exploité le temps réel des images, leur diffusion mondiale instantanée. Ils se la
sont appropriée au même titre que la spéculation boursière, l'information électronique ou la circulation aérienne. Le rôle de l'image est hautement ambigu. Car
en même temps qu'elle exalte l'événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l'infini, et en même temps comme diversion et neutralisation
(ce fut déjà ainsi pour les événements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on parle du " danger " des médias. L'image consomme l'événement, au sens où
elle l'absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu'ici, mais en tant qu'événement-image.
Qu'en est-il alors de l'événement réel, si partout l'image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? Dans le cas présent, on a cru voir (avec un certain
soulagement peut-être) une résurgence du réel et de la violence du réel dans un univers prétendument virtuel. " Finies toutes vos histoires de virtuel - ça, c'est du
réel ! " De même, on a pu y voir une résurrection de l'histoire au-delà de sa fin annoncée. Mais la réalité dépasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire,
c'est qu'elle en a absorbé l'énergie, et qu'elle est elle-même devenue fiction. On pourrait presque dire que la réalité est jalouse de la fiction, que le réel est jaloux
de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, à qui sera le plus inimaginable.
L'effondrement des tours du Wold Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à
ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c'est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l'attentat est d'abord celle
de l'image (les conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires).
Dans ce cas donc, le réel s'ajoute à l'image comme une prime de terreur, comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus c'est réel. Plutôt
que la violence du réel soit là d'abord, et que s'y ajoute le frisson de l'image, l'image est là d'abord, et il s'y ajoute le frisson du réel. Quelque chose comme une
fiction de plus, une fiction dépassant la fiction. Ballard (après Borges) parlait ainsi de réinventer le réel comme l'ultime, et la plus redoutable fiction.
Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas " réelle ". Elle est pire,
dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et
dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXe siècle :
la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l'image, et la lumière noire du terrorisme.
On cherche après coup à lui imposer n'importe quel sens, à lui trouver n'importe quelle interprétation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalité du spectacle, la
brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale
(même si elle déclenche une réaction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste -
extraordinaire en ceci qu'il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C'est en même temps le micro-modèle fulgurant d'un noyau de
violence réelle avec chambre d'écho maximale - donc la forme la plus pure du spectaculaire - et un modèle sacrificiel qui oppose à l'ordre historique et politique
la forme symbolique la plus pure du défi.
N'importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s'interpréter comme violence historique - tel est l'axiome moral de la bonne
violence. N'importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n'était pas relayée par les médias ( " Le terrorisme ne serait rien sans les médias " ). Mais tout
ceci est illusoire. Il n'y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l'événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.
L'acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l'acte terroriste, nul ne sait où il va s'arrêter, et les retournements qui vont s'ensuivre. Pas de
distinction possible, au niveau des images et de l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le " crime " et la répression.
Et c'est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations
souterraines de l'événement - non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système, et dans la
récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait
la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.
Au point que l'idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s'effacer des moeurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se
réaliser sous la forme exactement inverse : celle d'une mondialisation policière, d'un contrôle total, d'une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un
maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d'une société fondamentaliste.
Fléchissement de la production, de la consommation, de la spéculation, de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme si le
système mondial opérait un repli stratégique, une révision déchirante de ses valeurs - en réaction défensive semble-t-il à l'impact du terrorisme, mais répondant
au fond à ses injonctions secrètes - régulation forcée issue du désordre absolu, mais qu'il s'impose à lui-même, intériorisant en quelque sorte sa propre défaite.
Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres formes de violence et de déstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur : terrorisme
informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax et de la rumeur, tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les
catastrophes naturelles. Toutes les formes de désorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure même de l'échange mondial généralisé joue en
faveur de l'échange impossible. C'est comme une écriture automatique du terrorisme, réalimentée par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes les
conséquences paniques qui en résultent : si, dans toute cette histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-même par cristallisation instantanée, comme une
solution chimique au simple contact d'une molécule, c'est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n'importe quelle agression.
Il n'y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n'offre qu'une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires,
d'information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d'intoxication. Bref, comme la guerre du
Golfe, un non-événement, un événement qui n'a pas vraiment lieu.
C'est d'ailleurs là sa raison d'être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L'attentat
terroriste correspondait à une précession de l'événement sur tous les modèles d'interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique
correspond à l'inverse à une précession du modèle sur l'événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de
politique par d'autres moyens.
L'esprit du terrorisme, par Jean Baudrillard
LE MONDE | 06.03.07 | 20h31